Questions d'Hervé Fischer sur Mythologies du Futur
Votre nouveau livre, Mythologies du futur, que vous avez publié aux éditions L’Archipel, en France, dans la collection « Géographie du futur » que vous dirigez, me fait penser à un nouveau voyage de Marco Polo au pays du « Mythistan », où vous avez mené une enquête que vous qualifiez de « buissonnière ». Pouvez-vous préciser votre méthodologie ?
Concrètement je fonctionne avec une sorte de dispositif que je complète et que j’enrichis en permanence. Voyager, écrire, entrer en conversation. Mes terrains d’étude sont des exercices hautement impliquant pour aller voir de près ce qui se passe, mes livres sont des pauses pour essayer de mieux comprendre les mutations en cours, et les conférences que je propose sont des sources d’inspiration. Aussi, je voyage dans le monde entier en permanence. C’est une grande chance. Je mène des missions d’étude pour de nombreuses entreprises, un travail essentiellement centré sur l’analyse psychosociologique des groupes humains. J’ai la chance de pouvoir m’exprimer devant de nombreux publics et échanger avec eux. Or j’insiste : c’est en écoutant les gens qu’il y a le plus à apprendre du devenir du monde. C’est aussi vrai d’un groupe de citoyens lambda en Chine ou au Togo que d’une audience grand public à la Gaité lyrique à Paris que d’un parterre d’hommes d’affaires à Tanger.
Ma démarche est en décalage avec l’Académie. Je suis toujours un peu étonné quand je reçois un courrier de lecteurs universitaires qui apprécient mon travail et adhèrent à ma démarche. (C’est que je dois avoir une idée assez fausse de l’Académie.) Je pratique sorte de gonzosociologie aux prises avec le siècle. C’est très subjectif, très immersif, souvent intense. Tout contact est toujours une expérience à partager. Un signal faible qui ne brûle pas les doigts ne doit pas signaler grand chose….
Il faut surfer sur la lave des textes, des livres, des pays, des cultures et des gens, surtout des gens. Je dis la lave. Ce qui m’intéresse, c’est le feu, les braises. Les signaux faibles sont des braises. C’est presque comme ce jeu « tu brûles /tu es glacé » selon qu’on se rapproche ou s’éloigne de l’objet caché. Quelque chose me dit qu’il y a ici ou là des escarbilles incandescentes et qu’en soufflant dessus le futur s’y enflammera.
Est-il juste de vous voir comme un cartographe des imaginaires actuels ?
C’est une expression que je reprendrais volontiers à mon compte. A y réfléchir un peu je crois que tous mes livres se sont emparés de cette idée à leur manière : j’ai écrit des romans qui s’inspiraient de réalisme fantastique, des livres sur l’art qui déjà flirtaient avec ce concept de voyage dans les territoires de l’imaginaire. Tout cela préparait mon travail et cette démarche de recherche actuelle que je viens de vous expliquer.
Mon approche de la prospective se situe entre l’intérêt culturel (prendre de l’avance sur l’avenir, s’y préparer) et le légendaire (comprendre les rouages profonds de l’histoire des hommes, interroger les mythes, émouvoir, repérer notre place dans la longue durée).
Je m’intéresse à « l’horizon des attentes », c’est à dire à des scenarios dont on perçoit dès aujourd’hui les prémices. C’est un futur proche, parfois déjà là, parfois dans un horizon plus lointain mais qu’on sent en devenir. On peut, pour partie, prolonger les courbes du présent. Pour partie seulement car le futur nous réserve aussi des surprises de taille. Il faut donc être vigilant. Le suspense est en embuscade.
Vous laissez souvent apparaître un fond d’optimisme qui vous incite à dénoncer des excès de pensée apocalyptique, si fréquents dans la pensée actuelle. Est-ce votre instinct de survie, par des temps difficiles ?
Je suis un indécrottable optimiste, oui.
Sans être niais ! La mode est à une description apocalyptique du futur. C’est la mode du jour, pas celle de demain, pas la mienne. Je ne crois pas aux dystopies annoncées. La dystopie s'oppose à l'utopie : au lieu de présenter un monde parfait, la dystopie propose le pire qui soit. Pas mon genre, pas ma tasse de thé. Mon approche est plus « créative» qu’ « académique ». Pour autant je ne suis pas le seul, bien entendu, à prôner une vision positive de l’avenir.
Pour répondre plus directement à votre question, ce n’est pas tellement de mon propre instinct de survie qu’il s’agit mais plutôt celui de nous tous. Je ne fais que traduire ce qui se trame dans les couches profondes de la conscience humaine. Les chantres de l’apocalypse travaillent à un niveau beaucoup trop superficiel.
Mais mentionnant votre Plan C, vous écrivez aussi : Où croyez-vous qu’il soit, sinon dans le regard que je porte sur mon propre visage, sur sa lente désagrégation, sur son destin ultime de défiguration ? Comment vous situer ?
Sur un promontoire largement fréquenté par des gens très bien qui savent qu’au delà de la déconfiture du monde et de sa cruauté il y a la joie de l’existence même, la certitude que la vie vibre et se renouvelle en permanence.
Vous semblez vous refuser à des jugements catégoriques, respectant chacun, aimant rencontrer tous les shamans, mais il semble que vous explorez un Mythistan pris dans un brouillard mythologique épais, qui ne laisse apparaître aucun relief dominant, aucune figure phare. Vous mentionnez les plans A, B et C, des options, ou des tendances tout en questionnant chaque fois les certitudes. Vous demeurez le plus souvent un sceptique et parfois un démystificateur satirique. Et vous semblez y prendre un immense plaisir. Etes-vous un mythanalyste postmoderne, comme semble l’accréditer la préface de Michel Maffesoli ?
Dans Mythologies du Futur je dis d’abord que les mythes sont des récits que l’humanité se raconte pour affronter les temps difficiles. Il y a toujours eu des temps difficiles et il semble que tout le monde de tout temps ait pensé que le futur serait difficile. Dans le plan A on invente des religions et on s’indigne de l’état du monde. Ça tient lieu de mythologie. On essaie de se tenir les coudes pour ne pas chavirer dans les mers déchaînées. On ne sait pas où on va, ni comment, mais on y va ensemble. On coule ensemble. Ça n’est pas une solution.
Dans le plan B on découvre qu’on a écrit des choses très intelligentes, très belles sur l’avenir de l’humanité. Les mythes en question sont superbes, grandioses, émouvants. Ils expliquent tout. Ils viennent des Grecs, des Romains, des Egyptiens, des Scandinaves ou des Amérindiens. Il ne leur manque qu’une chose : le mode d’emploi pour soi, ici et maintenant.
D’où le plan C.
Celui qui commence par la question : et moi là dedans ? c’est le what’s in it for me ? Un peu charité bien ordonnée commence par soi même. Si on veut avancer il faut s’impliquer, comprendre qu’on fait partie pleinement de l’histoire de l’espèce humaine… avec des droits et des devoirs comme dirait le politiquement correct actuel… mais c’est sans doute un peu ça. Le plan C c’est de se confronter soi-même aux grands récits qui se construisent… C’est ce que j’essaie de faire toucher du doigt dans mon bouquin. J’essaie de le faire sans trop me prendre au sérieux, ni prendre le monde trop au sérieux, avec cette position fabuleuse du trickster, ce fripon divin, ce petit dieu qu’on rencontre dans toutes les mythologies et qui est l’empêcheur de tourner en rond à la fois méchant et tendre…Le trickster a le rire puissant.
Alors suis-je un mythanalyste post-moderne ?
Je n’en sais rien mais je suis sûr d’une chose : cette notion de post-modernité me paraît aujourd’hui assez dépassée. Et pourtant j’ai beaucoup de tendresse pour Maffesoli qui m’a offert une superbe préface alors que je le taquine pas mal dans le chapitre sur son nœud papillon dans mon livre et qu’il a en brillamment inauguré la soirée de lancement. Le concept de post-modernité – dans sa formulation même – laisse entendre que notre époque soit disant post-moderne ne serait que la fin de la précédente, la fin de quelque chose sans visibilité sur la nouvelle. Le concept de post-modernité ferme. Il est temps de penser ouverture, renaissance, nouveau souffle.
Vous semblez cependant prendre parti à bien des reprises, dénonçant par exemple « le monde qui est cruel et injuste » (p.158).
Bien sûr ! Le monde est cruel et injuste. Mais s’il faut être inquiet, il ne faut pas pour autant faire attendre le poulet rôti et le vin clair…
Il y a dans ce voyage au pays de l’imaginaire une grande liberté de pensée, mais aussi une part intimiste, où vous vous mettez en scène personnellement dans vos rencontres et beaucoup d’empathie. Pouvez-vous préciser quel est l’engagement émotif ou personnel qui a motivé ce voyage au grand cours ?
C’est l’application du Plan C, d’une façon résolue, engagée, entêtée.
Vous racontez nos rencontres de la Ligue des mythologues extraordinaires et semblez donner du crédit à l’idée de mythanalyse et d’une Société internationale de mythanalyse que j’y ai proposée. Dans votre livre, vous demeurez toujours sur vos gardes, avec raison. Je suis moi-même relativiste, comme vous et comme Michel Maffesoli le revendique aussi. Mais seriez-vous prêt, à partir de votre posture buissonnière, à contribuer à la construction plus théorique à laquelle je m’attelle avec la mythanalyse ?
Oui :-)
Et pour aller plus loin j’aime bien l’idée de renouveler l’idée même de construction théorique. Chaque épisode de notre réflexion/construction de ce que peut être la mythanalyse pourrait faire l’objet d’une performance à la fois artistique, littéraire et sociologique. Il nous faut imaginer une mise en scène/mise en mots – dans un lieu ludique et festif… des rendez-vous dans le monde réel où vont pouvoir fusionner nos textes, nos créations, nos mythes…
Je planche sur tout ça et vous en parle bientôt.