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Regard nouveau sur la jeunesse-monde

La jeunesse-monde fonctionne à l’enthousiasme et à l’ironie. Elle se passionne pour ses origines, adore le local et revendique son appartenance au monde global. Créative, impertinente et facétieuse, elle peut changer les règles du jeu. Barbus intégristes, apparatchiks corrompus d’un côté, politiciens normaux de l’autre n’ont qu’à bien se tenir.

 

Eté 2012. La proposition ne se refuse pas. Je suis invité par un groupe de consultants anglais à animer des Bootcamps à travers le monde. Dans l’ordre: Londres, New York, Mexico, Bombay, Shanghai, Moscou, Istanbul, Djeddah. Un bootcamp, en l’occurrence,  c’est une journée avec une quinzaine d’urbains pur jus, entre 20 et 30 ans, parlant anglais – lingua francanécessaire pour communiquer sans interprète. Le principe : des conversations pendant une journée d’immersion totale pour parler à des jeunes qui pourraient témoigner des évolutions en cours, de la façon dont ils étaient accueillis en tant que génération. L’hypothèse était qu’ils représentent un profil « avancé », peut-être avant-gardiste, en tout cas un peu en avance de phase. Ce furent des jeunes gens cultivés, ouverts sur le monde, souvent déjà ou bientôt dans des professions créatives: design, art, culture, études un peu poussées… et aussi dans le commerce et l’industrie: hôtesse de l’air, vendeuse dans le luxe, commerciaux, ingénieurs IT…

 

De quoi parle cette jeunesse-monde ?

 

Elle parle de nostalgie des origines

 

Les jeunes filles d’Arabie Saoudite, dont les voiles noires cachent en début de journée des ensembles Gucci qui peu à peu se laissent voir,  m’interpellent: nous sommes bédouines! Et pendant que je m’étonne encore que les autorités locales qu’on sait sourcilleuses m’aient laissé tranquille et seul avec elles toute cette journée, elles riaient aux éclats de cette liberté qui leur était donnée de parler librement avec un occidental inconnu de campements dans le désert. A Mexico quelques-uns se clament fièrement Aztéques! Et évoquent les breuvages bio des ancêtres.  Aguas Frescas et Acqui de Horchata symbolisent ces nostalgies. Pendant qu’ils vitupèrent contre le traitement fait aux Pussy Riots les jeunes Russes convoquent avec force clins d’oeil amusés les babouchkas d’avant les Soviets à Moscou. Indépendamment de l’évidente idéalisation de ces passés lointains, partout ces jeunes cherchent à se réapproprier leur histoire commune, à remonter le temps, à revitaliser des racines sans avoir peur des clichés – cela n’était pas frileux, ringard ou rétrograde. C’était une inscription joyeuse dans le temps long de l’histoire

 

Elle parle de double appartenance

 

Si les jeunes londoniens fêtaient le Jubilé d’Elizabeth avec la même fierté qu’ils le firent pour Victoria un siècle auparavant, ils faisaient en même temps un triomphe aux Jeux Olympiques. L’image était saisissante : on appartient à une histoire ancienne et puissante qui continue de créer du vivre ensemble local et cela cohabite heureusement avec l’accueil enthousiaste de la mondialisation sportive: globale.

 

Partout s’exprimait une passion profonde pour sa ville (peut-être plus même qu’à son pays) qui faisait de chacune une sorte decité-royaume, un bassin de vie et de culture sorti d’un conte moderne, une cité qui fait office d’aimant qui fera toujours revenir à elle, comme si le retour à la ville natale était une loi de la nature, une cité profondément aimée, contestée aussi, challengée toujours, qui est le centre de leur monde et que les couleurs d’une équipe de foot aussi bien que l’artiste local le plus radical peuvent incarner.

Et une puissante appartenance au monde car voyager et découvrir le monde entier fait partie de l’initiation nécessaire, attendue, souvent réalisée, toujours rêvée. Le voyage immobile que permettent les tablettes, les smartphones, les consoles qu’ils possèdent tous, ne suffit pas. Il faut sentir, toucher, s’imprégner du monde réel… Il faut aussi pouvoir le revendiquer – connaître le monde, raconter ses voyages, est un argument de vente de soi dans toute activité contemporaine qu’elle soit alimentaire ou affective : la recherche d’un job, d’un ami Facebook…

 

Leur rapport aux nouvelles technologies est plus stratégique qu’émotionnel – c’est leur efficacité qui compte. Elles sont à monservice, ce sont les nouveaux esclaves digitaux qui ont intérêt à bien se tenir… même si parfois, ça et là, apparaît une fatigue du high tech et un besoin chuchoté de retrouver vérité et simplicité. En tout cas cela pourrait devenir assez chic de le prétendre… quant à se débarrasser de son Iphone ou de son Androïd… personne ne l’envisage vraiment.

Elle parle de culte du groupe, de la tribu. Se retrouver ensemble pour une journée était un formidable stimulant émotionnel et mental.  Le fait d’être en groupe correspond profondément à ce qu’ils sont, à ce qu’ils aiment, à la façon dont ils fonctionnent… L’expérience du groupe consolide l’indépendance, l’esprit pratique, la mobilité, la volonté de se prendre en main – avec le sentiment d’appartenir à la communauté internationale de la jeunesse. Fascinante stimulation aussi bien local et global.

De quoi cette jeunesse-monde est-elle le nom ?

D’un incroyable enthousiasme qui contredit toutes les trompettes du pessimisme qui résonnent du côté de chez nous. Une foi en l’avenir, même chez Poutine, même chez les Mollahs, une façon de rebondir avec fierté sur les Jeux Olympiques à Londres, l’Expo Universelle à Shanghai, l’éternelle et toujours très contemporain carrefour du monde qu’est Istanbul. A mon retour, les jeunes filles de Djeddah passaient la passerelle de l’Airbus en partance pour Londres voilées de pied en cap et à peine dans l’avion se débarrassaient du Hijab pour descendre à Heathrow en flamboyante city girl… pendant que là-bas à Djeddah les seules femmes le soir dans la rue sont les mendiantes.

Car  cette jeunesse est aussi pleine d’une ironie souveraine et mordante devant les adultes qui se prennent pour les maîtres du monde – là encore (et avec un humour pas toujours prudent me disais-je parfois ) aussi bien à Djeddah qu’à Moscou ou Shanghai. J’aurai pu imaginer qu’elle s’inquiète,  pour se faire peur, qu’une puissance locale s’intéresse à ces évènements minuscules qu’étaient ces bootcamps : les barbus à Djeddah, la police de Poutine à Moscou, le Parti à Shanghai, quelques intégristes à Istanbul, voire les mafieux de Mexico… Non, pas de récrimination contre la rigidité de leur société, plutôt une façon maligne et complice de jouer avec les codes, une ironie, oui, comme seule réponse efficace que concoctent ces jeunes gens souriants et enthousiastes, rapides et furtifs … un bonheur de les entendre. Prometteur!

A Shanghai, la jeune Shin-Lin me propose de visiter le quartier des artistes d’avant-garde de MoganShanLu. Dans la GalerieIsland 6, je suis invité à téléphoner à un numéro qui s’inscrit au dessus d’un tableau[1] qui semble être un hologramme – une femme dans une cage, une belle femme sexy dans sa robe rouge, le visage inquiet, regarde vers le ciel. Rien ne bouge. Je compose le numéro et l’image s’anime. Des flammes entourent alors la femme, elle pousse des cris, elle cherche à s’enfuir en escaladant les barreaux de la cage. Je laisser sonner trois ou quatre fois. Je me dis que ça suffit comme ça, que cela doit être la règle du jeu, que de laisser sonner davantage va me faire accuser de sadisme, que sais-je ?…. je raccroche. Et dans la seconde qui suit, le tableau me renvoie un texto en anglais et en mandarin : that wasn’t enough to set me aflame !!!! Traduction possible : il m’en faut plus pour m’exciter.

Cette génération est impertinente. Elle nous prépare quelque chose. Elle est en embuscade. Elle ne va pas nous lâcher.

 

 

Et en France ?

 

Une étude récente dans le monde du recrutement en France est révélatrice. Comment les jeunes diplômés arrivants sur le marché perçoivent-ils les pratiques réelles du recrutement ?  Très mal. Il y a quelque chose de l’ordre de l’aveuglement de la part desadultes. Et l’écart se creuse. Peut-être n’est-ce pas tant entre les générations qu’entre deux mythes : celui de l’entreprise exigeante et rentable d’un côté, et celui d’une carrière épanouissante de l’autre. Les nouveaux entrants ont le sentiment d’avoir en face pour toute réponse des technologies  de recrutement déshumanisées, une attitude strictement financière, une surdité vis à vis de leurs attentes. D’où une douloureuse frustration, facteur de détestation. J’ai retrouvé chez les jeunes Français interrogés les attentes universelles de mon voyage de cet été : équilibre de vie, épanouissement, reconnaissance, travail en mode collaboratif, implication. Ils ne sont pas paresseux. Ils sont prêts à s’engager sur le mode d’un contrat donnant-donnant non sacrificiel. Ironie de la situation : les DRH en tant qu’individus intelligents, formés, sensibles sont conscients de ces besoins et de ces attentes… Ils le savent : la nouvelle vision du travail est portée par l’expérience de la vie hors boulot. Décalage. Pour les jeunes ils n’ont pas encore trouvé la clef. Vendre l’entreprise aux postulants reste la formule magique. Les candidats, de facto transformés en client, réagissent en consommateurs, activant recul et méfiance.  L’image de la fonction RH risque de connaitre le même sort que celle du banquier et du trader pendant (et depuis) la crise : un système aveugle coupé du monde et coupable de la catastrophe. Il faut s’attendre à une conflagration, et à l’entrée dans l’entreprise d’une génération de mutants qui vont s’inscrire avec ironie et sarcasme dans son système. Ils vont faire allégeance au système à leur manière et le reconstruire de l’intérieur. Belles émeutes en perspective. Car la génération jeunesse n’est pas qu’une classe d’âge, c’est une culture et cette culture est (mathématiquement) appelée à rapidement imposer ses valeurs dont le moteur est  la contagion constructive de la créativité. Solution ? L’arrivée d’une nouvelle génération de DRH issue de cette culture !

 

 

 

 

 

[1] de Liu Diao

 

article publié dans Influencia

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