L'avenir est à la ruse
Entre émancipation et réconciliation, la société de consommation va en prendre plein les yeux.
L’horizon des attentes est la victoire des valeurs féminines (c’est peut-être pour demain), l’horizon du réel est la ruse (c’est sûrement pour bientôt). La thématique rébellion/ réconciliation sera un des grands récits des temps qui viennent. La transparence va se rhabiller. On ne va pas d’ennuyer !
Christian Gatard, sociologue et prospectiviste, est le fondateur de Gatard et Associés, Institut d’études internationales de marchés et de christiangatard&co, conseil en prospective. Il a publié une dizaine de livres, romans, récits et essais dont Nos 20 prochaines années, le futur décrypté. Il termine son prochain ouvrage: Mythologies du Futur. Il dirige la collection « Géographie du futur » aux éditions de l’Archipel.
Dans quels domaines la société de consommation a-t-elle les plus grandes chances de changer ?
Peut-être, pour commencer, pourrait-on lui souhaiter, à la société de consommation, de changer d’appellation et de faire preuve d’un peu de créativité sémantique… si l’achat de biens de consommation est à la fois le principe et la finalité de cette société on peut douter que ce soit l’horizon d’attente des décennies qui viennent. L’écologie et les religions, les innombrables critiques théoriques qui la diabolisent, les œuvres de fiction ont fait du terme société de consommation leur ennemi commun : l’homme et la planète méritent mieux que d’être soumis à une mercantilisation toxique.
Pourquoi pas ?
Mais on peut aussi imaginer une réhabilitation du commerce. Le monde qui vient sera une ère de spectacles, de fictions, de sensations et de sensationnalismes. Un feu d’artifice permanent. Sentir, toucher, humer, en prendre plein les yeux. Les marques seront des espaces de sensorialité, de ressenti, où chacun se sentira épaulé, soudé, empli d’une énergie unique. Mariage du physique et du métaphysique. Il ne s’agira plus d’acheter un produit mais de participer à un mythe, lui-même inspirateur de la marque.
L’humanité a, de fait, un certain nombre d’arguments à proposer pour réenchanter son devenir. Les marques vont devoir prendre en charge ces défis. La bonne nouvelle c’est donc qu’elles seront encore là.
Les enjeux de la consommation vont muter en même temps que le monde va s’hybrider : basculement de la richesse vers l’Orient d’abord, puis vers le Sud, métissage homme-machine grâce aux nanotechnologies, urgence de vivre ici et maintenant dans un monde incertain mais fascinant.
Trois modèles dominants vont composer la carte mentale de ces mythes. De bons auteurs avaient suggéré que le xxie siècle serait celui de la femme. Bonne pioche ! Les grandes figures symboliques qui vont gérer l’imaginaire des marques seront yin. Ce seront trois grandes figures de la féminité : la reine, la rebelle et la déesse.
Les trois modèles de marques du futur
Les marques historiques, figure de la reine, s’inspireront d’une tradition régalienne, monarchique. Leur côté « vieux jeu » fera fureur. Elles prétendront avoir été là de toute éternité. Elles fonctionneront dans l’imaginaire comme des salons d’hôtels de première classe où il fait bon se poser parfois. Le plus souvent, ce seront des marques-clubs, il faudra montrer patte blanche.
Les marques ludiques, figure de la rebelle, s’inspireront du populaire et de ses inventions rebelles et subversives. Elles se renouvelleront en permanence, elles créeront les modes du temps, se délecteront de leur caractère éphémère. Elles se signaleront par des cris de guerre, une créativité exubérante, une activité sexuelle revendiquée et ostentatoire. Elles seront difficiles à suivre, impossible à mesurer par des études de marchés. Elles feront peur. Elles accompliront l’exploit d’attirer à elles les irréductibles qui affirmeront encore résister à la société de consommation. Leur secret de fabrication : chacun sera une marque, tout le monde sera un logo.
Les marques océaniques, figure de la déesse, seront planétaires. Elles seront massives, cosmiques, trous noirs attrape-tout, gigantesques aspirateurs à imaginaires. Elles auront leurs villes, leurs univers, leurs parcs à thèmes. Elles seront spectaculaires, façonnées par l’affluence et la multitude. Elles auront une fonction essentielle: agréger dans une communauté de sens tous ceux qui auront besoin de se sentir faire partie du plus grand nombre. Elles reposeront sur le désir d’appartenance à une unité centrale qui ne sera pas vécue comme une autorité qui broie l’individu mais, au contraire, comme une puissance tutélaire protectrice. Dans les stades, elles transformeront les compétitions sportives en meetings charismatiques et néospiritualistes où l’individu se noiera à l’unisson dans un sentiment enivrant.
Pour chacun de ces univers, les hologrammes qui remplaceront les écrans, les technologies d’imprégnation, pervasives, omniprésentes seront pain béni. La technologie n’est peut-être que la fille de l’imaginaire de son temps.
La mutation des métiers de conseils
Pour accompagner cette mutation les publicitaires, consultants, coachs et autres poissons pilotes des entreprises devront faire la leur. Une nouvelle génération de ces gens-là prendra le pouvoir. Ce seront des artistes-entrepreneurs qu’on nommera psychrobates. Psychologues et acrobates seront les saltimbanques du 21ème siècle : artistes du spectacle vivant, malins et facétieux ils étonneront les foules. Les psychrobates s’intéresseront à des nouveaux registres créatifs : émancipation, ordre, jouissance de soi, communion, évasion, accomplissement, surnaturel, surhumain… Ils pousseront les marques jusqu’au bout de leurs logiques.
Le story-telling sera la source des contes populaires
Les histoires racontées par les psychrobates seront les nouveaux contes populaires. Mêmes structures, mêmes schémas narratifs, mêmes (dés)espoirs. Le retour des grandes foires festives sera l’occasion de recréer les arbres à palabres sous lesquels producteurs et citoyens, industriels et consommateurs viendront raconter leurs expériences et partager leur foi mystique dans la marque du moment. Le psychrobate en sera le nouveau griot.
Tout cela est possible.
De l’émancipation à la réconciliation, certes, mais il faudra passer par la case émeute
Les consommateurs vont-ils jouer le jeu et en accepter ces règles ? faire allégeance à ces marques toutes puissantes ? à ces nouveaux shamans magiciens psycho-machins ?
Pas sûr.
La soutane du prêtre, la barbe de l’imam ont incarné l’impératif religieux, la blouse blanche du médecin ou du savant ont représenté le pouvoir scientifique, les figures omniprésentes de l’ordinateur et du robot ont fini par matérialiser un monde dans lequel l’individu est aux ordres de la technique. Les marques avec leur puissance de feu publicitaire et leurs brevets propriétaires, les agences gouvernementales avec leurs décrets et diktats protecteurs vont-elles continuer d’imposer leurs points de vue ?
Pas sûr en effet. Ca peut changer. Ca va changer. Chacun va (vouloir) devenir expert. On va assister à une (tentative de) reprise en main de soi, à une remise en cause radicale de l’organisation pyramidale du savoir. Changement de besoin social, nouveau registre. Ce qui se dessine c’est le désir d’être ensemble dans un nouvel imaginaire partagé et horizontal. L’individu va s’émanciper de la hiérarchie du savoir et du pouvoir pour reconstruire une alliance nouvelle avec ses pairs. Quelque chose émerge qui est une sorte de réconciliation. Une nouvelle frontière est proclamée : le plein emploi de soi, considéré comme un nouveau contrat social à base d’intelligence collective – terme décidément clé –, de compassion et d’une bonne dose de patience vis-à-vis de l’impatience généralisée du monde. Les scenarios d’émancipation s’écrivent dès maintenant … mais pas sans grabuge.
Les émeutes jalonnent l’histoire. Au sens originel une émeute désigne une émotion liée à un événement considéré comme révoltant. Dans un premier temps, ce qui est révoltant dans la société de consommation telle qu’on la vit aujourd’hui c’est de ne pas pouvoir profiter des produits qu’elle propose, de ne pas pouvoir jouer au grand jeu de la destruction créative qui donne un doux vertige addictif. Evidemment dit comme ça c’est voir les choses par le petit bout de la lorgnette. La révolte est plus profonde :
Les périodes de crises, comme celle que nous traversons – et qui devrait selon toute probabilité empirer – sont aussi des périodes de remise en question. Les fondations s’effritent. Des brèches s’ouvrent. Plus que jamais, c’est le moment d’oser, de proposer et d’inventer. Les marges et les avant-gardes doivent maintenant repenser le monde en termes de construction, car c’est aujourd’hui sur ce terrain que se situe la transgression, la vraie rébellion[1].
Protestations, indignations, émeutes métaphysiques et jacqueries électroniques sur le net, guérillas de rues vont secouer la société de consommation. Et puis ca passera.
La thématique rébellion/ réconciliation sera un des grands récits des temps qui viennent. La réconciliation de l’homme et de la nature imprègne l’espoir d’une écologie raisonnable, industriellement maîtrisée. La réconciliation entre les sexes, entre les générations, entre les cultures est vécue comme une dette que l’humanité a envers elle-même. Un rattrapage. N’est-ce pas une des formes possibles de l’accomplissement espéré de la nature humaine, la stratégie secrète de l’espèce ? Sans doute. Mais on peut parier que les structures vont résister, que les hiérarchies se défendre becs et ongles et surtout, surtout se poser la question clé : n’est-il pas dans la nature humaine de (re)construire tôt ou tard une hiérarchie, d’adouber un chef… pour ensuite lui couper la tête ?
Le cas de la transparence
Dans le monde pyramidal et hiérarchique règne l’opacité. La transparence, thème obsessionnel de ce début de siècle, promet d’établir des rapports horizontaux où l’information est distribuée de façon égalitaire. Sans doute s’agit-il de déjouer la saga des marchands qui exploite sans vergogne la crédulité publique et de donner à chacun de quoi juger par soi-même. Au départ, la transparence se veut angélique. Il s’agit de déjouer les abus, lutter contre les mafias et les malfaçons. Les portiques sécurité des aéroports vous mettent complètement à poil ? C’est pour votre bien. On exhorte les entreprises à plus de sincérité en exigeant des labels de toute nature : elles sont d’accord pour prouver leur bonne foi. Puis les réseaux sociaux sont allés plus loin, inaugurant un espace d’impudeur fascinant. Tout est dit, écrit et publié sur tout dans l’instant et par tous. Chacun s’exprime, annonce, applaudit ou dénonce. Chacun a une opinion et la proclame, chacun (les gens, les états, les entreprises, les contre-pouvoirs…) se dévoile ou dévoile et accuse. C’est à une mise à nu du monde que l’on assiste. Et bien entendu cette façon de gratter la vérité jusqu’à l’os entraine des dérives. Car à force de tout montrer, trop et en détail, on finit par ne plus rien voir. L’addiction à la nourriture saine, la dictature du génome, la révélation de son patrimoine, l’obsession de la transparence seront bientôt mises en accusation. Un vent de révolte se lèvera : manger, boire deviendront peu à peu des actes de rébellion contre la dictature de ceux qui nous veulent du bien. La logique de la transparence passera pour obscène, quasi porno.
L’onde de choc qui va ébranler la transparence, c’est le retour en grâce du secret de fabrication. On a tous un secret de fabrication, une formule unique qu’aucune politique de transparence dictatoriale ne peut dévoiler. Préserver le secret de sa propre fabrication, c’est préserver ce qui est unique en soi, ce qui distingue de la masse. Une nouvelle génération de réseaux sociaux va s’emparer de ce nouvel horizon d’attente. Les consommateurs vont devoir ruser.
L’avenir est à la ruse.
[1]Laurent Courau, http://www.laspirale.org, prône une créativité embedded dans l’ordre du monde pour le régénérer de l’intérieur.
article paru dans INFLUENCIA été 2013