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L'artiste du 21e siècle et l'allégeance rebelle

L’artiste du 21ème siècle dans la salle des machines de l’innovation : Allégeance rebelle et art angels.

 

Demain, le monde de l’art sera accessible à tous, tout le temps. Pas seulement techniquement. Une participation active et enthousiaste sera possible, exigée peut-être – avec à la clé une transformation radicale de la relation entre l’artiste et le public. La rencontre entre l’individualisme forcené de l’artiste et le crowdsourcing sera spectaculaire : le champ de l’innovation aussi. A la fois social, culturel et fantasmatique.

 

Les images en 3D vont s’installer sur la table du salon à la place de la télévision ou surgiront des iPads. Cette situation amplifiera la visibilité des artistes et leur donnera une part de voix encore inconnue à ce jour.

 

L’effervescence qui va s’emparer du monde va-t-elle vers un Tous Artistes ?

 

L’allégeance rebelle

 

Vous voyez à peu près ce que peut être l’allégeance rebelle? Faire acte de fidélité ou de soumission (l’allégeance) et ne pas s’y laisser prendre (rebelle).  Ce n’est pas un oxymore de plus, c’est la feuille de route de l’artiste du 21ème siècle. Faire avec les grandes lois de la vie, accepter la tectonique des plaques et la monétisation des marchandises, se couvrir quand il fait vraiment trop froid ET titiller l’esprit de rébellion contre la pensée unique, le politiquement correct, la dictature des marchés et la fragilité de l’homme face à la nature.  L’allégeance rebelle aura bien peu à voir avec l’artiste maudit qui haranguait le monde depuis sa mansarde – façon romantique. Changement de stratégie, changement d’air et d’ère. Il protestera contre l’ordre ou le désordre du monde mais il le fera de l’intérieur.

 

Il ne le fera pas seul. Les art angels vont l’y aider.

 

Les arts angels, le crowdsourcing dans le réel

 

Art angels ? Les maîtres de la finance sont en pleine déconfiture – les business angels ont du mal à se remettre des dommages collatéraux occasionnés – pourtant l’aventure entrepreneuriale reste au cœur de l’innovation. Non pas que l’argent disparaisse du radar comme facteur d’accélération des processus d’innovation culturelle mais la multiplication à l’infini des comptes bancaires  ne fera plus recette, si l’on ose dire. Les art angels vont permettre l’émergence de « l’artiste-intrapreneur », le « sémiurgien » qui fabrique des signes et des symboles en puisant dans les nappes phréatiques de nos mythologies et en réinventant un nouveau rapport entre l’artiste et ses publics . Les art angels qui vont faire émerger un rôle nouveau à l’artiste ne seront plus des prédateurs. On parle déjà d’incubateurs. Il va falloir parler de co-créateurs. Changement de centres de gravité et de convictions.

 

Les art angels  s’intéresseront à l’émergence de l’art comme moyen d’expression d’eux mêmes, et pas simplement pour faire triompher les artistes qu’ils apprécient.  Ils trouveront dans la relation à l’artiste la possibilité d’avoir leur moment à eux.  On en voit les premiers signes avec les investisseurs sur internet qui soutiennent des groupes de musique. La chose peut prendre. Elle prend déjà. En fait on a encore rien vu, même si ce processus est l’aboutissement d’une histoire ancienne dont témoignent les files d’attente dans les grandes expositions à succès à Paris ou Londres ou l’affluence aux vernissages décalés à New York ou Shanghai. Les art angels se regrouperont en bandes, unis autour d’un artiste, d’un courant, d’un lieu. Non content d’être des fans ils seront parties prenantes, accompagnateurs, embedded. Une nouvelle idée, réenchantée, de ce que pourra être une communauté.

 

L’artiste des époques récentes avait cherché à revendiquer ruptures sur ruptures mais les historiens de l’art ont l’œil. Ils détectent les influences même quand celles-ci sont violemment refusées par les nouveaux entrants.

 

On ne se débarrasse pas des mythes comme ça : le corps

 

Il va y avoir quelques figures imposées. La première concerne le corps. C’est un passage obligé qui relève de l’allégeance nécessaire à l’ordre du monde. Le corps est et sera  revisité, réévalué, repensé.

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De quoi la fascination du corps est-elle le nom ?

 

Le rôle de l’artiste est d’épuiser le potentiel symbolique du corps puis de le renouveler sans cesse. Le défi est là: qu’est-ce que mon corps, tous les corps ont à nous dire? Le mythe fondateur ici est l’exploration de sa propre naissance, la redécouverte des étapes qui ont fait de soi un corps (la gestation intra-utérine et, avant même cette gestation, la rencontre des géniteurs et leur parade amoureuse, puis la sortie du corps, les premiers pas à l’air libre…) Pas besoin d’aller chercher des divinités extérieures et lointaines – c’est la nature, l’existence même qui est le principe de toute chose. Il faut lui faire allégeance. Et la questionner radicalement. Une nouvelle logique est là, très contemporaine et très spectaculaire : le vow factor, l’effet de sidération des sensations, le besoin de palpation …toucher, sentir, vibrer.

 

Signaux annonciateurs

 

Voici Micheline Torres dont je vis le spectacle à l’Ile de la Réunion lors d’un festival de danse contemporaine qui torture son corps sur scène.

 

Voilà Olivier de Sagazan dont les clips sont sur  YOUTUBE qui « fait de lui même une humanimalité en petit pitoyable, pathétique, magnifique ».

 

Olivier Goulet incorpore les visages de ses amis dans une veste de peau. Cette tendance est illustrée dès maintenant par les transhumanistes[1] dont il est un compagnon de route.

 

Il faut attendre encore des artistes d’autres explorations déroutantes. Ils participent d’une force innovatrice en rébellion non pas contre la société mais contre les limites de la nature humaine. Ils revendiquent le corps comme perpétuel manuscrit à écrire et à réécrire.

 

On ne se débarrasse pas des mythes comme ça : le cosmos

 

La seconde figure imposée c’est le cosmos. Merci Hubble mais on ne l’avait pas attendu. Une source d’inspiration inépuisable tournée  vers l’espace-cosmos avec une même ambition  de repousser les limites: mais cette fois en partant loin, vers le cosmique ou le divin.

 

De quoi la fascination du cosmique est-elle le nom?

 

Le rôle de l’artiste est d’aller chercher au-delà, de passer les frontières, d’aller radicalement ailleurs.

 

Cette tendance est illustrée dès maintenant par le retour des sorciers ou des mystiques. Mais c’est dans les immenses tissages de l’artiste Odon, suspendues sous les coupoles de la Chapelle Saint Louis à la Pitié Salpetrière, que j’en eus un superbe exemple. Ce fut une rencontre avec des concepts et des vertiges qui appartiennent au Mythe de l’Eden Cosmique.

 

La fascination qu’excercent les espaces sidéraux se décline à plus soif : réémergence du religieux… Phénomène général.

 

Ces artistes travaillent encore à l’ancienne : galeries et musées (virtuels ou pas) leur sont nécessaires. Bien entendu ils rencontrent ou stimulent une énergie sociale : la recherche de sensations fortes est universelle, le besoin de spiritualité est planétaire.

 

Mais bientôt les art angels vont changer la donne. Les technologies de demain vont permettre aux particularités d’être partageables et universelles. Magie de l’interactivité.

 

Le lien, la médiation

 

La troisième « énergie » à l’œuvre : la médiation entre le microcosme et le macrocosme – il s’agit de faire le lien entre le dedans et le dehors, le sacré et le profane, entre le monde des hommes et le monde des dieux…. Cette rencontre renouvelle la scène du monde artistique – où vont se rencontrer les créateurs, les gurus, les savants et les illuminés comme au PS1 dans le Queens, New York. Les danseurs évoluaient dans la foule, intégrant les mouvements du public à leur lente chorégraphie, invitant chacun à participer, sans complaisance, avec une grâce sereine.

 

Mais ici il faut s’arrêter un instant sur le sens de cette participation du public. Participer «de» plutôt que participer «à». Cette discrète différence  suggère qu’un certain public revendique une similitude de nature avec le sujet. Il ne vient plus voir un spectacle mais participer d’un événement collectif, une symbiose, un rituel. C’est ce qui se passe à La Demeure du Chaos[2], à côté de Lyon. De l’ancien manoir du 17ème il reste à peine les volumes envahis par une végétation d’aciers rouillés, de carcasses de voitures brûlées, d’avions de chasse et de tanks. Dans le jardin, on avance au travers de poutrelles d’acier évoquant ground zero. Sous le jardin : la salle des machines de l’entreprise Artprice qu’a fondé Thierry Ehrmann et qui a fait sa fortune. Des gens travaillent là, devant des ordinateurs dernier cri, à côté d’un squelette d’acier à tête de robot penché lui aussi sur son écran. Artprice est le leader mondial de l’information sur le marché de l’art et La Demeure du Chaos le lieu de manifestations réputées sulfureuses, de Biennales extravagantes et forcément l’objet d’un scandale permanent. Délicieux péril du mélange des genres. Ehrmann est probablement le plus bel exemple actuel de l’allégeance rebelle. Ses visiteurs marchent sur les frontières entre virtuel et réel, œuvre d’art et art de vivre, magie blanche et magie noire.

 

Cela préfigure ceci :

 

Les figures libres du 21ème siècle

 

Le jeu, le banquet, l’émeute. C’est la trinité séculière de la mutation en cours. Trois figures du vivre ensemble, du créer ensemble, du se rebeller ensemble.

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Le jeu.

 

Le travail solitaire de l’artiste est aujourd’hui revisité par le jeu. Expo The Fifth Dimension-Art of Fiber and Space à Shanghai. Je  me glisse dans la salle où flottent des nuages de cotton. Des jeunes filles éclatent de rire. Bataille de fibres de neige.

 

Vittoz place la notion de jeu au carrefour de l’art, de la vie sociale, d’une morale, d’une philosophie et du réenchantement du monde. Il propose l’artplay,  la contraction en anglais des mots jouer et art, l’art à jouer, « Art play games ». Dans un monde au bord de l’abime, la fascination du manège, du tournis, de la voltige rend sans doute compte de la perplexité générale. Les art angels adorent.

 

Le banquet.

 

Paris.  Je rencontre Caroline Champion à la Slick, la FIAC off. Elle est attablée avec une amie et le repas qu’elles partagent est la performance artistique qu’elle propose.

 

Beaubourg. Un groupe d’étranges «Blanche Neige» évolue autour d’une longue table, sur laquellesont entre autres dispersés des animaux morts et des bouteilles de champagne. Mise en scène par Catherine Baÿ.

 

Qu’est-ce que la Fête des Voisins sinon une ritualisation du jeu à être ensemble autour de la table ? Le retour du banquet comme élément essentiel de la sociabilité, pour  rythmer la vie des  communautés – voilà une figure sur laquelle les artistes vont travailler et un moment artistique que les Art Angels ne voudront manquer sous aucun prétexte.

 

L’émeute

 

La figure de l’émeute est plus exigeante, non ? L’émeute ou les meutes ? Ce n’est pas un jeu de mots. Oui si. Mais c’est le jeu sur les mots et les maux qui sera le prochain enjeu. Chaque émeute mérite d’être considérée comme le début possible de la fin du monde[3] … ou le début d’un autre. La logique de l’allégeance rebelle sera-t-elle poussée à son comble ? Les art angels ont des visages multiples. lls mettent le feu aux poutres dans les dictatures : ils veulent un autre « art de vivre ». Ils balisent des pistes sur les zones blanches du futur. Les jeunes tunisiens, les jeunes égyptiennes ont peint sur la toile numérique les nouveaux paysages de leur monde avec leurs téléphones portables. L’autre jour un ami américain évoquait devant moi la grande révolte facebook de la classe moyenne américaine. Les créatifs culturels sont des gens gentils. Ils ont aussi en moyenne trois armes à feu dans chaque foyer. S’ils se lassaient des facéties de Wall Street la police fédérale serait totalement incapable de mater leur révolte.

 

Ce sont sans doute eux les « sémiurgiens » de demain, pressés de faire de leur vie une œuvre d’art, impatients d’innover.

 

Christian Gatard

 

 

 

 

[1] http://au-bout-de-la-route.blogspot.com/2011/04/epouvantails-modernes.html

 

[2] http://blog.ehrmann.org/2010/lypo2010_online.pdf

 

[3] De l’émeute (Adreba Solneman)

 

 

 

 

article publié en 2013 dans Influencia

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